Le roseau planté dans la terre meuble de la pouponnière vacillait encore d’avant en arrière. Petite Nacre s’accroupit puis sauta le plus haut qu’elle put pour toucher la quenouille au sommet de la tige souple. La jeune chatte blanche retomba maladroitement sur le sol, sans avoir touché le roseau. Elle essuya les rires doux des reines qui vivaient dans l’abri. Elle était de petite taille – les apprentis ne cessaient de se moquer d’elle à cause de cela – mais elle ne se décourageait pas : un jour, elle deviendra une grande guerrière que tous les clans respecteront. Aussitôt, elle se remit en position et bondit. Cette fois, elle se réceptionna avec la quenouille entre les pattes. Le chaton sautilla dans tous les sens en miaulant qu’elle avait réussi. Le jeu du roseau était très populaire chez les félins du Clan de la Rivière – les chatons s’entraînaient à sauter toute la journée en s’amusant sans se plaindre d’être confinés dans la pouponnière. Soudain, Petite Nacre sentit des crocs se planter dans sa nuque et la soulever.


« Aller, vas goué dehors, dit Petit Vairon, sa mère en la déposant devant la pouponnière.
_ Maman ! Tu as vu ? J’ai attrapé le roseau !
_ Oui ma chérie, mais les reines ont besoin de se reposer maintenant. Tu es trop turbulente pour rester dans la pouponnière. Et si tu allais te trouver un copain de jeu ? demanda la femelle tigrée. »


Petite Nacre soupira. Patte Neigeuse dormait profondément avec sa mère et il n’y avait pas d’autres chatons avec qui elle pourrait jouer. Elle s’ennuyait de plus en plus et son baptême d’apprentie était encore loin. Elle répondit cependant d’une voix morne, obéissante, les oreilles basses.


« Oui, maman… »


Tandis que la reine s’éloignait déjà. Petite Nacre s’approcha d’un groupe de jeunes guerriers qui partageaient un morceau de gibier.


« Va-t’en, fit l’un d’eux, On n’a pas envie d’un chaton dans les pattes. Oust ! »


Petite Nacre tira la langue avant de déguerpir. Comme ils pouvaient l’exaspérer ! Eux aussi avaient été chatons, ne pouvaient-ils donc pas la comprendre ? La femelle se dirigea alors vers l’antre du guérisseur. Et si elle y jetait un œil ? Histoire de savoir ce qu’il y avait à l’intérieur ? Elle s’approcha tout doucement, en faisant attention qu’on ne la remarque pas. Mais les chasseurs étaient trop occupés pour la surveiller.

Vent Gris était rentré à l'aube d'une patrouille de nuit quelque peu épuisante. Rien à signaler, mais quand on se donne à fond dans son travail de lieutenant, bosser lorsque presque tous les autres dorment, ça n'a rien de motivant. Aussi à son retour s'était-il écroulé sur sa litière de mousse avant de s'endormir sans effort. Lorsqu'il s'était réveillé quelques heures plus tard en ayant la désagréable impression de ne pas s'être reposé du tout et après avoir donné des instructions aux guerriers, il s'était étalé au soleil sur le dos, laissant son ventre bronzer allègrement en se répétant qu'il irait chasser avec un groupe de guerriers en milieu d'après-midi. En attendant, c'était repos !

Enfin, repos... c'était sans compter les apprentis bavards qui attendaient leurs mentors pour partir à l'entraînement, et les jeunes chats qui prenaient leur petit déjeuner plutôt tardivement. Il les entendit vaguement rabrouer un chaton voulant sans doute jouer avec eux, et tâcha de faire silence dans sa tête pour pouvoir profiter un peu de ce soleil fort agréable lui caressant le poil. Il ouvrit cependant l'oeil en sentant une petite présence non loin de lui et découvrit, à l'envers, le chaton en question s'approcher discrètement de l'antre du guérisseur. Vent Gris s'empressa de rouler sur le ventre avant de se relever et rejoindre... Petite... Petite Nacre, oui c'était bien ça, à pas de loups, et de lui bloquer le passage en plaçant sa patte massive devant elle.

« Crois-moi, tu ne veux pas entrer là-dedans. Prunelle de Givre prépare un remède contre les chatons désobéissants, et il serait sûrement ravi de pouvoir le tester sur toi. » Le grand chat borgne, qui passait pour un géant à côté de la chatonne, lui adressa un large sourire amusé, avant d'ajouter, sur le ton de la confidence : « Mais si tu veux mon avis, ça ne fonctionnera pas, vous êtes bien trop sages, hein ? »

Bien entendu, la véritable raison pour laquelle il valait mieux éviter que les petits entrent dans l'antre du guérisseur, était le risque qu'ils avalent des plantes dangereuses pour eux, ou avec leur maladresse, mettent le désordre partout. Or, il était préférable de ne pas donner du travail supplémentaire à Prunelle de Givre, qui en avait déjà assez comme ça, à devoir gérer tous ces remèdes tout seul. Du bout de la patte, il poussa la future apprentie dans l'autre direction, sans pouvoir s'empêcher de penser que cette boule de poils blanche était vraiment adorable.

Petite Nacre s’avança tout doucement en s’aplatissant, comme le font les apprentis en chasse, dans l’entrée de la tanière du guérisseur. Personne ne fait attention à un chaton dans le camp, les guerriers et les apprentis s’en fichaient. Déjà, elle pouvait sentir le fumet aromatique des plantes médicales, ce qui accentua sa curiosité. Prunelle de Givre est sourd, si je me cache dans l’ombre, il ne me verra peut-être pas… Alors qu’elle s’apprêtait à se jeter dans l’antre, une patte énorme lui bloqua alors le passage. Petite Nacre s’arrêta net et faillit percuter le félin qui se tenait devant elle. Elle leva la tête en ouvrant grand ses yeux clairs, c’était Vent Gris, le lieutenant du clan.


« Crois-moi, tu ne veux pas entrer là-dedans. Prunelle de Givre prépare un remède contre les chatons désobéissants, et il serait sûrement ravi de pouvoir le tester sur toi, un sourire s’élargit sur ses babines et son ton s’adoucit, Mais si tu veux mon avis, ça ne fonctionnera pas, vous êtes bien trop sages, hein ? »


La jeune femelle blanche étouffa un rire gêné. Elle aurait préféré se faire pincer par un novice ou même un chasseur plutôt que par le second d’Etoile de Fourmi. Le vétéran au pelage brun-gris tigré la poussa doucement de sa patte massive. Petit Nacre se rappelait aisément la première fois qu’elle avait vu Vent Gris de la pouponnière, elle était terrifiée par la taille du matou et surtout par son œil borgne et laiteux. Sa fourrure blanche s’était même ébouriffée quand celui-ci s’était approché ! Cependant, Petit Vairon, sa mère, lui avait expliqué que le lieutenant était l’un des vétérans les plus puissants de la forêt. En plus, ce n’était pas une grosse brute, Vent Gris réfléchissait beaucoup. La petite chatte avait appris à ne plus faire attention à l’œil aveugle du mâle mais elle ne l’avait jamais vu d’aussi près ! Aussitôt, elle s’en voulu de ne penser qu’au physique du guerrier qui avait perdu son œil pour protéger son clan. Tous les novices espéraient devenir un jour comme lui, défendre leur clan jusqu’à la mort et exhiber des cicatrices de guerre. Elle-même admirait énormément Vent Gris.


« Euhh, oui, bien sûr…, répondit-elle en gloussant, Mais je m’ennuie en restant cloîtrée ici, j’ai hâte de découvrir notre territoire, pêcher et défendre mon clan… Comme toi ! »

Vent Gris émit un ronronnement amusé alors qu'il continuait de diriger la petite à l'écart de l'antre de Prunelle de Givre. Évidemment, qu'elle était sage. Autant que lui à son âge, bien sûr ! Tous les chatons disaient ça, mais rares l'étaient vraiment, y compris lui-même. Il se souvenait encore du temps où il n'était encore qu'une boule de poils curieuse s'amusant dans tous les recoins du Clan dans l'attente de devenir apprenti, puis guerrier. Il avait l'impression que c'était il y a tellement longtemps !

« Chaque chose en son temps, ma petite. » Miaula-t-il en s'arrêtant près du tas de poissons pêchés plus tôt ce matin.

Ce genre de remarque lui faisait plaisir, après tout, le rêve de bien des guerriers était de devenir le modèle des plus jeunes générations, alors quand un chaton lui disait une telle chose, c'était plutôt cool ! Il n'irait cependant pas s'en vanter, aussi s'allongea-t-il sur le côté en fixant d'un air amical la petite chatte blanche. Alors comme ça, elle s'ennuyait ? Il s'occuperait de la distraire alors, ça le changerait de ses habitudes !

« Pourquoi ne joues-tu pas avec les autres chatons, Petite Nacre ? Je ne manquais pas d'occupations à ton âge. » Il approcha son museau de son oreille, ajoutant tout bas et accompagné d'un léger rire : « Mais je n'étais pas aussi sage que toi. »

Comment ça, Vent Gris avait fait des bêtises dans sa jeunesse ? Avait été un chenapan avant de s'assagir en passant apprenti ? Pas du tout. Il avait juste fait quelques escapades en dehors du camp, mélangé tous les remèdes du précédent guérisseur et plusieurs fois réveillé les anciens pour qu'il lui raconte une histoire... au beau milieu de la nuit.
Voilà, mes amis, comment installer une atmosphère d'égalité entre un enfant et un vétéran.