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On m’a dit que je suis né une nuit d’hiver, une nuit où tout avait givré dans le camp. Ma mère, Œil de Nuit, m’a donné naissance sans aucune difficulté, son fils unique. C’est Fleur Blanche, la vieille guérisseuse, qui m’a mit au monde. Une chatte remarquable, qui fut autrefois aussi belle que le matin, avec qui pourtant je ne me sentais pas si proche. Mon père se nommait Pelage de Renard, qui comme moi, était d’un roux flamboyant.
Mon père est de loin le chat qui s’est le plus soucié de mon éducation et de ma jeunesse. J’ai peu profité des jeunes de ma générations, car soit j’étais collé aux pattes de ma mère, soit mon père m’enseignait le Code du Guerrier. J’ai vite compris qu’il attendait beaucoup de moi, je m’étais promis de ne jamais le décevoir. Mais... Ne vous méprenez pas... J’ai aussi pu jouer avec d’autres chatons, mais j’avais moins de relations avec eux que si j’avais complètement profité de ma vie à la pouponnière.
Puis je suis devenu apprenti. Nuage Givré. Je ne sais pas si je dois y voir une insulte en ce nom, mais à vrai dire, j’m’en fiche pas mal. Mon mentor, ce n’était pas mon père –c’est très rare qu’un parent entraine son enfant. J’ai eu un jeune guerrier comme professeur, un peu tête en l’air, du nom de Bois d’Acajou. Je l’appréciais beaucoup, il avait des idées proches de les miennes et notre jeunesse nous rapprochait grandement. Mais ce n’était pas l’avis de mon père, qui voyait ce félin comme un fainéant, un abruti et un incompétent. Il mena la vie dure à Bois d’Acajou, sans que je puisse le défendre. Par chance, j’ai vite pris le coup à la chasse et à la nage, alors je facilitais la tache à mon mentor.
Les lunes ont commencé à défiler. J’ai assisté à ma première Assemblée avec enthousiasme et fait des rencontres. Mais... J’ai aussi connu les combats, des histoires inter-claniques pas très « jojo » comme on dit. A ma première bataille, une escarmouche avec le Clan du Tonnerre, j’ai pris une telle raclée que j’ai passé trois jours à la tanière de nos guérisseuse : une blessure à la mâchoire, un peu sous le menton, qui aurait pu être mortelle si elle avait été placée plus bas. Pelage de Renard était furieux, surtout contre mon mentor. Nous avions perdu la bataille et je n’ai pas pu manger avant deux jours sans rouvrir la blessure. C’est à cet instant que j’ai fait la connaissance –ou plutôt, que j’ai approfondi mes relations- avec Fleur Blanche. Si elle parait vieille, grincheuse et parfois un peu sèche, c’est au fond une guérisseuse sensible et qui ne demande qu’à être écoutée. Je buvais ses paroles comme un élixir de vie. Une chatte intelligente et intéressante, sûrement l’amie –et la mère- que je n’aurais pas eu la chance de garder...
Peu après la cicatrisation de ma blessure, Œil de Nuit m’annonça que j’allais avoir des petits frères et des petites sœurs. Mon père était ravi, moi j’étais aux anges. En revanche... Il faut avouer que Fleur Blanche semblait anxieuse. J’ai compris pourquoi plus tard.
Maman a commencé à se comporter de manière... Etrange. Sa grossesse lui apportait des douleurs et des vomissements importants, alors la guérisseuse lui donnait des mélanges et des combinaisons de feuilles, de racines et de baies. Ces remèdes ont complètement détraqué Œil de Nuit au point de nuire à sa conscience. Alors que j’étais à la chasse avec Bois d’Acajou, j’ai senti l’odeur de ma mère non loin ; Surpris car elle était bientôt à terme, j’ai hélé mon mentor à la hâte et j’ai couru vers la source de l’odeur. Puis j’ai aperçu avec horreur les chutes.
Ma mère marchait au bord des falaises, marmonnant pou elle-même, le regard perdu sur ses pattes qui foulaient le sol irrégulièrement. J’ai préféré ne pas hurler pour la surprendre, mais mon mentor n’a pas eu cette sagesse : il a invectivé Œil de Nuit qui a sursauté et a glissé. Sans attendre, j’ai détalé à sa rescousse, mort de peur. Je ne me souviens de rien d’autre que la tache noire de ma mère plongeant dans le vide. Pas de bruits, pas de cris, juste une image. Pensant que j’avais le temps, j’ai plongé en avant pour la rattraper. Mais j’ai chuté moi aussi. J’ai juste eu le temps de percevoir le regard fou de ma mère, qui se réveilla de sa demi-conscience au moment précis où nous perdîmes connaissance...
A partir de là... Je ne me souviens de peu de chose. Je ne sais pas si c’est un souvenir, mais cette sensation d’eau et de boue qui s’infiltrant dans ma gueule me hante comme un mauvais rêve. On m’a raconté qu’on m’a retrouvé à moitié mort sur une berge de la rivière. Oh non, pas des guerriers de mon Clan, mais ceux du Tonnerre. Ils m’ont récupéré et ont tenté de me réveiller, sans succès. Il n’a pas fallu longtemps à mon Clan pour nous localiser... Et mon père faisait parti de la patrouille. Par chance, Fleur Blanche a vite intervenu, et c’est à elle que je dois mon salut. Quant à Œil de Nuit... Son corps ne fut jamais retrouvé dans le tumulte gris des ruisseaux constituant notre domaine.
J’ai passé une lune en convalescence. Ma tête avait heurté tous les rochers existant dans la rivière et j’avais une monstrueuse plaie derrière les oreilles. Au départ, je ne voyais plus rien, mais la vue est doucement réapparue. Au contraire, mon audition a commencé à baisser. Ma surdité à commencer à s’opérer faute de soin rapide après ma blessure.
J’ai appris que mon mentor fut banni... Par le soin de Pelage de Renard. Il a été abattu en apprenant la mort de sa compagne et a tout fait pour que Bois d’Acajou en subisse les conséquences. Quand à moi, il m’oublia, plongé dans son interminable deuil.
Fleur Blanche s’est bien occupée de moi, mais entre nous, il n’y avait aucun tabou. Elle n’a pas mis longtemps à m’annoncer ma surdité grandissante et, de peur que ça devienne irréversible, elle m’enseigna sans attendre la science des langages, notamment, le langage des signes. Elle m’apprit à donner le nom des proies, des prédateurs, des arbres et des pâturages seulement avec des gestes, ou encore des dessins fait dans la poussière par une griffe. Une lune plus tard, j’étais complètement sourd. Ce fut un choc terrible.
Notre chef eut très vite l’information, et m’envoyer chez les anciens fut la solution la plus simple d’après ce que je pus comprendre. Mes anciens camarades apprentis plaidèrent pour que je devienne un guerrier. Coup de théâtre affligeant, Pelage de Renard demanda en personne à notre chef que je devienne un jeune ancien. Car, je cite : « un chaton arraché aux pattes de sa mère perdant ses capacités à la chasse et au combat devient un fardeau pour son Clan ». Et je n’avais pas besoin d’entendre pour comprendre les mouvements de ses lèvres.
A 15 lunes, j’étais un ancien. Triste et terrible sort, je n’avais plus de raison de subsister. Fleur Blanche sentit ma détresse. Un soir, alors que le Clan allait se coucher, elle vint me chercher et me demander par des gestes de la suivre. Sans détours, elle m’emmena dans la tanière du chef, qu’elle réveilla sans ménagement. Elle lui dit quelque chose en crachant et en montrant les dents. Je n’ai rien compris, mais vu la tête de notre meneur, Fleur Blanche devait dire quelque chose de convaincant et de menaçant. Puis, après un échange en faveur de la guérisseuse, le chef nous a tourné le dos et s’est recouché.
Une fois de retour dans l’antre de la guérisseuse, Fleur Blanche s’est tournée vers moi et a posé sa patte sur une feuille médicinale.
Guérisseur. Puis sa patte passa sur mon poitrail.
Moi. Et enfin, elle glissa sa patte sur mon front.
Apprenti. Au début, je n’ai pas compris, puis la vérité a jailli au son de ma voix et j’ai bafouillé des remerciements nerveux à Fleur Blanche. Je sais qu’elle avait eu un apprenti dans le passé, tué accidentellement, et qu’elle avait été réfractaire à l’idée d’en reprendre un. Je me sentais honoré et... Et véritablement vivant.
L’apprentissage fut long et difficile. A 20 lunes, je ne connaissais que la moitié des plantes médicinales. A défaut de m’apprendre leurs noms, elle m’enseignait le gout, l’odeur et la texture des plantes. Par chance, je connaissais le nom et l’utilité de certains remèdes car elle les avait utilisés soit sur moi, soit sur ma mère à l’époque où elle vivait encore.
Fleur Blanche a misé toute sa confiance et toute son énergie sur moi. J’étais son successeur après tout, je comprenais. Mais sa santé vint à se dégrader. Quand elle ne toussait pas, elle était prise d’affreux maux de tête que je devinais à son regard souffrant. J’ai tenté de l’aider, de convaincre des guérisseurs adverses de me porter secours, mais je crois... Que même Fleur Blanche s’était mis en tête de quitter notre monde. A l’aube de mes 27 lunes, elle s’est éteinte dans la nuit, tranquillement. Je ne crois pas qu’elle ait souffert, car ses traits n’étaient pas tirés et ses yeux étaient fermés. En tout cas, je me suis convaincu qu’elle soit morte sereinement.
Les temps qui ont suivi son décès ont été rudes pour mi. Personne ne croyait en ma vocation, ils pensaient qu’un sourd était juste bon à servi de pâture aux prédateurs. Je me suis dit... Que j’avais pris trop de retard sur moi-même. J’ai décidé de prendre mon nom de guérisseur pour leur prouver ma foi et ma détermination.
Comme je n’avais plus de professeur pour me nommer, ce fut au chef de me trouver un nom. Il me pointa les yeux du bout des griffes et articula « Pru-nè-lleuh », de façon à ce que je puisse lire sur les lèvres. Prunelle de Givre. Ainsi fus-je nommé.
Par la suite, ils ont été obligés de m’accepter : seul guérisseur du Clan, ou du moins, seul chat à avoir reçu un enseignement de Fleur Blanche, ils n’avaient plus le choix. Mais à vrai dire, quelle importance devrais-je y apporter ? C’est leur propre survie qui est en jeu, et plus la mienne !